Petite querelle dans les pages culturelles de La Presse+ il y a quelques semaines. L’homme de théâtre René Richard Cyr s’insurge contre l’échelle de notation des critiques culturelles adoptée par le grand quotidien et dénonce un système « paternaliste », « risible » et « infantilisant ». C’est que, voyez-vous, La Presse+ a abandonné sa grille à cinq étoiles pour adopter une échelle décimale. Les films, romans, pièces de théâtre et albums sont désormais notés sur 10. M. Cyr, qui n’aimait déjà pas beaucoup les cinq étoiles, rappelle que son métier est d’« inventer des mondes où l’on veut croire que tout est encore possible et où seize divisés par trois égalent mille soleils ». Il invite plutôt les critiques à qualifier les œuvres « avec analyse, intelligence et sensibilité avec des mots, des impressions et des idées ». Au diable la cote sur 10!
On se croirait presque dans une assemblée départementale. La question des grilles de notation est en effet un sujet récurrent dans les débats universitaires, où le maître mot est évaluation – évaluation des examens, des travaux, des manuscrits pour publication, des dossiers de promotion, des programmes, de l’enseignement et tutti quanti.
Parlons de l’évaluation des examens et travaux. Le reste m’éloignerait de mon propos.
René Richard Cyr a bien raison : toutes les grilles de notation sont réductrices. Mais elles ont tout de même une signification, qui peut varier selon le destinataire. Voilà donc une première question : quel est le sens véhiculé par la note? Dans le monde universitaire, l’attribution d’une note, que ce soit un pourcentage, une lettre ou une mention, sert deux finalités distinctes, mais liées.
La note est d’abord une rétroaction – définitive, monolithique, brute – sur l’atteinte de certains objectifs d’apprentissage. Exception faite de contextes particuliers, la note évalue le résultat plutôt que l’effort (une nuance qui n’est pas toujours bien comprise). On peut la vouloir plus ou moins précise, allant du constat binaire (succès/échec) à l’échelle en pourcentage en passant par toutes les options intermédiaires (plus ou moins de lettres et plus ou moins de plus et de moins).
L’autre finalité de la notation réside dans la comparaison. La note accordée place chaque « performance » sur une échelle qui la situe par rapport aux autres, avec une précision et une objectivité souhaitables et néanmoins variables. Dans un monde idéal, la grille de notation permettrait à chaque individu de se situer par rapport au groupe – une information utile dans un parcours d’apprentissage – sans que sa position dans l’échelle soit partagée avec d’autres. Personne n’aime les mauvaises notes : ni les artistes, ni les restaurants, ni les étudiants et les étudiantes. Mais les mauvaises notes font encore plus mal quand elles servent de fondement à des décisions prises par d’autres personnes que celle qui est évaluée : un client ou une spectatrice éventuelle, un comité d’admission aux cycles supérieurs ou un employeur potentiel.
Il y a une tension assez nette entre ces deux visées de l’évaluation. Les notes et leur distribution sur une courbe donnent de l’information claire, simple et immédiatement utilisable par les tiers. En tant que professeur, suis-je redevable à ces tiers? Dois-je me soucier de la manière dont ils reçoivent et utilisent cette information? Inversement, quand elle est destinée à la personne évaluée, la note toute nue n’est pas une rétroaction suffisamment riche. Ainsi, dans un environnement où les examens à choix multiples étaient essentiellement inconnus et par conséquent les questions à développement monnaie courante, j’ai consacré beaucoup de temps dans ma vie de jeune professeur à construire des grilles d’évaluation permettant de distinguer finement les B des B-. Peine perdue. Les étudiants et les étudiantes défilaient dans mon bureau pour en savoir plus. Conclusion, sans surprise : la rétroaction en « mots, impressions et idées », pour reprendre le propos de M. Cyr, est plus parlante quand il s’agit d’expliquer ce qui ne va pas dans une dissertation. Mais cela exige du temps et des ressources dont on ne dispose pas toujours, surtout si le groupe se compose de plusieurs dizaines de personnes, toutes désireuses de savoir exactement pourquoi elles ont démérité.
Au fil des années, j’en suis venu à la conclusion que la rétroaction « en mots » importe plus que la note, même si mes étudiants et mes étudiantes n’ont pas toujours partagé mon avis. Je n’ignore pas que les notes ont des conséquences et qu’elles ne doivent pas être données de manière négligente ou cavalière. Mais j’ai choisi de porter une attention plus grande au lien étroit entre l’évaluation et l’apprentissage. En m’assurant d’évaluer les habiletés et les connaissances effectivement et explicitement utilisées dans mon cours. En divulguant à l’avance ma grille d’évaluation et le poids relatif accordé à chaque élément. En remettant à chaque personne une version papier de cette grille, annotée à partir du contenu de son propre cahier d’examen. La taille de mes groupes a varié, d’une quinzaine de personnes dans un séminaire à de grands groupes de près de 200 personnes dans un cours obligatoire. J’y ai consacré bien des heures et des jours aux alentours de Noël ou des belles journées de mai. Je n’ai pas fait que des heureux. Mais cela en valait la peine. À coups d’essais et d’erreurs, je suis généralement – mais pas toujours – parvenu à m’acquitter de ma responsabilité fondamentale d’expliquer leurs succès et leurs échecs à ceux et celles à qui j’ai enseigné.
En réponse à René Richard Cyr, certains ont fait valoir que l’attribution d’une cote sur 10 n’était pas destinée aux artistes, mais plutôt aux nombreuses personnes qui cherchent un moyen de choisir entre les nombreux spectacles qui s’offrent à elles. C’est ici, à mon avis, que les métiers de prof et de critique de théâtre se séparent. Les enseignants doivent éviter de trop se soucier des autres « usagers » de l’information transmise par les relevés de notes. À vous qui consacrez de nombreuses heures à lire, évaluer et commenter des travaux, thèses et autres examens, je vous lève mon chapeau. Ce sera toujours la partie la plus difficile de la carrière que vous avez choisie.
P.-S. ‒ La pièce mise en scène par René Richard Cyr a reçu la note de 8,5/10. Si elle est reprise, courez vite la voir!
Daniel Jutras
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