L’autre jour, pendant un souper du samedi soir chez moi, la question des connaissances générales est venue sur la table. Que faut-il savoir aujourd’hui? Petit jeu-questionnaire improvisé pour les convives, téléphone intelligent interdit. Catégorie Histoire : la Première Guerre mondiale? 1914-1918, mais quelques-uns l’avaient déjà oublié. L’arrivée de Jacques Cartier? Hum… quinze cent quelque chose. La fondation de Montréal, c’est Champlain? Euh, non, c’est Maisonneuve. Et surtout Jeanne Mance. La Grande Paix de Montréal? Attendez un peu, j’ai déjà lu un truc là-dessus. Catégorie Science alors : qu’est-ce qu’un trou noir? J’ai un blanc. Bref, on se serait cru dans un de ces vox pop où l’ignorance s’affiche dans toute sa splendeur – et je m’inclus dans le lot. Pourtant, tout le monde autour de la table était lettré, curieux, informé, intelligent et hyperperformant dans sa discipline. Et dès que chacun a récupéré son téléphone, la capacité de s’approprier les connaissances et les notions complexes est revenue au galop.
Il ne faut pas minimiser l’importance d’une culture générale solide, préférablement acquise avant d’entrer à l’université. Cela dit, il n’y a pas de doute que notre environnement cognitif a beaucoup changé depuis l’époque où l’on récitait à l’école de quartier tout le savoir que le ministère jugeait indispensable. À la Faculté de droit, quand j’étais étudiant, les plus doués parvenaient à se faire un tableau synoptique mental de l’organisation du Code civil, mémorisant le numéro des dispositions les plus importantes. Quelques décennies plus tard, mes étudiants trouvaient beaucoup plus rapidement l’article pertinent dans le Code en tapant « Ctrl+f » sur leur portable, mais sans pouvoir situer le concept dans la structure générale du droit civil. Aujourd’hui, toutes les connaissances sont au bout de nos doigts, étalées horizontalement et sans organisation conceptuelle ou hiérarchique, mais immédiatement accessibles. Le défi, c’est de faire le tri dans ce bric-à-brac informationnel et d’en tirer des données pertinentes. Inutile de l’apprendre par cœur.
Pour les universitaires que nous sommes, la numérisation du savoir soulève quelques enjeux vraiment fondamentaux.
D’une part, on peut présumer que cela change la donne pour ce qui est de la construction ou de la réforme des programmes. Comme chacun sait, les esprits universitaires s’échauffent dès qu’il s’agit de définir le noyau dur de leur discipline, les connaissances qui doivent faire partie du contenu obligatoire et l’ordre (immuable?) dans lequel chaque morceau de savoir doit être appris. Dans un monde où n’importe quelle tablette offre un accès rapide à la connaissance vérifiée (et aussi, malheureusement, à la connaissance tronquée, mal fondée ou dépassée), comment déterminer le périmètre des notions essentielles? Quel équilibre établir entre les compétences et les connaissances? Quoi enseigner pour que nos étudiants et étudiantes demeurent alertes et critiques devant un corpus disciplinaire qui évolue aussi vite?
D’autre part, il est probable que la numérisation du savoir ait aussi des conséquences épistémologiques qui doivent maintenant être prises en compte par les universités. Au-delà des questions liées au contenu des programmes, on vit des transformations dans la manière d’apprendre elle-même, qui sont susceptibles de s’accélérer à mesure que la numérisation et l’intelligence artificielle prendront de plus en plus de place dans nos vies. La génération Z veut-elle et devrait-elle apprendre de la même manière que les boomers comme moi? Qu’en sera-t-il des enfants de mes enfants?
Dans la foulée de la pandémie, on a beaucoup débattu de la question du lieu, réel ou virtuel, où doit désormais se dérouler l’enseignement. Cours en ligne, cours en présentiel, cours hybride ou cours comodal? Tout un nouveau vocabulaire émerge de ce débat. Mais ce virage ne représente qu’un aspect relativement mineur de la transformation qui s’opère, un changement de support pédagogique plus qu’une véritable remise en question de la relation entre le savoir, la personne qui enseigne et la personne qui apprend.
Pour ma part, je crois encore que l’interaction humaine, face à face, est essentielle à l’apprentissage dans presque tous les contextes. Mais la numérisation généralisée du savoir suscite en moi un questionnement plus profond. Elle invite à revoir la place qu’il faut désormais accorder à l’apprentissage expérientiel, à la découverte et la création, à la littératie numérique, au développement de l’esprit critique, à la mobilisation de l’intelligence collective ou à l’interdisciplinarité organisée autour des grands enjeux de société actuels. Elle oblige à imaginer de quoi sera faite la vie des personnes qui occupent nos classes aujourd’hui et comment ce que nous leur offrons maintenant répondra à leurs attentes dans 10, 20 ou 30 ans. L’Université de Montréal a déjà fait un premier pas dans cette réflexion en adoptant les principes directeurs de la formation universitaire dans son engagement académique. Il faut maintenant que cet engagement se concrétise sur le plancher des vaches, dans les salles de cours, les ateliers, les stages et les laboratoires, là où l’apprentissage se vit au quotidien.
Quant à mon souper du samedi soir, il s’est terminé dans les rires et la bonne humeur, une fois qu’on a conclu qu’ensemble on arrivait à se rappeler le nom de chacun des quatre Beatles. Et puis, on a mis le jeu-questionnaire de côté, et les téléphones aussi, pour se parler de choses qui comptent vraiment.
Daniel Jutras
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