Je ne suis pas un grand amateur des univers Marvel et DC Comics, mais je constate avec intérêt que les superhéros ont souvent d’importants défis identitaires. Clark Kent doit entrer dans une cabine téléphonique pour devenir Superman. C’est Peter Parker ou Spider-Man en séquence, jamais en simultané. Idem pour Black Widow, l’incroyable Hulk ou Batman et Robin.
Alors, suis-je professeur? chercheur? ou les deux?
Quand on me demande ce que je fais dans la vie, j’ai toujours un petit moment d’hésitation. Désormais, je peux dire sans mentir que je suis recteur d’une grande université, mais je ne me suis pas encore habitué à cette réponse. Certes, j’éprouve une réelle fierté (et aussi un certain vertige) à occuper cette fonction, mais si j’en parle d’entrée de jeu, la conversation risque de changer de direction. Les gens qui ne savent que peu de choses sur les universités me demandent ce qu’est un recteur et c’est un peu long à expliquer. D’autres sont intimidés (ou font semblant de l’être) et me donnent du « monsieur le recteur » en penchant la tête comme si j’appartenais à une quelconque lignée royale. D’autres encore répliquent « Ah bon! » tout en cherchant un moyen d’échapper à ce qui s’annonce comme une conversation ennuyeuse avec moi comme interlocuteur.
Le plus souvent, pour aller à l’essentiel, je dis que je suis professeur. C’est mon étiquette identitaire. Celle que je revendique. Le noyau dur de ma vie professionnelle. Même si j’ai consacré une part importante de ma vie à la recherche et l’écriture, je ne me suis jamais senti assez talentueux sur ce terrain pour me présenter comme chercheur ou scholar, comme le faisaient certains de mes collègues dans les universités anglophones. Il y a bien sûr des formules qui réunissent ces deux volets de la carrière : on peut se décrire comme universitaire ou academic. Et au-delà des identités que chacun et chacune d’entre nous se construisent, il devrait aussi y avoir moyen de faire dialoguer nos deux passions, en rassemblant dans un seul geste nos responsabilités d’enseigner, d’expliquer, de chercher, de créer et de découvrir.
Il y a quelques années, j’assistais à un colloque sur l’interdisciplinarité à Paris. Parmi les intervenants, il y avait un professeur de droit public très respecté, une sommité dans son domaine, un chercheur créatif dont les écrits sortaient des sentiers battus. Sachant qu’il donnait un cours de première année dans une faculté de droit parisienne, je lui demandai durant la période de questions s’il lui arrivait de partager avec ses nouveaux étudiants les réflexions originales et interdisciplinaires qui inspiraient ses travaux. Je connaissais déjà la réponse : « Non, il faut que je suive le programme, qui est très balisé. Et puis, les étudiants de première année ne sont pas capables encore de comprendre les sujets avancés sur lesquels je travaille. »
Voilà qui est bien dommage. Et probablement mal fondé. Pour ma part, je suis convaincu que l’enseignement et la recherche doivent se nourrir l’un l’autre, en classe comme sur le plan des idées. Je crois que la familiarisation avec la recherche, dès que possible dans le parcours universitaire, favorise l’apprentissage au lieu de lui nuire. Je pense que, dans une société où la proportion de titulaires d’un diplôme des cycles supérieurs est inférieure à celle qu’on trouve ailleurs, il est impératif que plus d’étudiants et d’étudiantes puissent découvrir le sens du mot recherche. J’ai souvenir ici d’une question qu’on vous a peut-être déjà posée : « Tu fais de la recherche? Mais qu’est-ce que tu cherches au juste? » Finalement, je suis aussi convaincu que, dans ce monde où de plus en plus d’acteurs de la sphère privée augmentent l’offre de formation disponible, les universités se distinguent par leur capacité unique à combiner la production et la transmission du savoir. Nous le faisons déjà aux cycles supérieurs, bien entendu, et dans certains secteurs d’enseignement clinique. Mais il nous reste du travail à faire pour offrir à notre communauté étudiante au premier cycle des occasions de recherche dans les champs d’intérêt de chacun et chacune.
Il y a plusieurs façons d’y parvenir. Recruter ces étudiantes et étudiants comme assistants de recherche dans nos laboratoires et nos projets sur le terrain. Proposer plus d’occasions créditées de mener un projet de recherche sous la supervision directe de membres du corps professoral. Organiser des séminaires ou des dîners-causeries où nos meilleurs chercheurs et chercheuses pourraient présenter leurs travaux de l’heure à nos nouveaux étudiants et étudiantes. Parler systématiquement de nos projets de recherche fondamentale ou appliquée dans les cours introductifs de toutes les disciplines.
Quelques initiatives en ce sens – le parcours RECI par exemple ‒ seront mises de l’avant dans les prochains mois, dans la foulée de notre plan stratégique. Il s’agit maintenant de nourrir l’espoir que nos programmes de premier cycle puissent allumer la flamme de la recherche chez ceux et celles qui étudient sur nos campus.
En attendant, même si Clark Kent ne peut pas être simultanément quidam et superhéros, journaliste et Superman, les universitaires, eux, peuvent s’efforcer de déconstruire leurs silos identitaires et faire vivre leur identité de chercheur ou de chercheuse dans tous les cadres d’enseignement.
Daniel Jutras
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