Bzzzz. Bzzzz.
La montre intelligente à mon poignet vibre de nouveau. Un texto qui vient d’entrer, sans doute. Je n’ose pas regarder. Je suis en discussion avec un membre de mon équipe. Pas trop poli de regarder sa montre alors que son interlocuteur parle. Un autre bzzzz. Coup d’œil furtif. Zut, je ne suis pas parvenu à voir de quoi il s’agit.
Si j’enseignais encore, ces notifications sonores ou vibratoires me dérangeraient souverainement. Montre, tablette, ordinateur… tout serait en sourdine à longueur de journée.
N’empêche, je regardais souvent ma montre pendant que je donnais mes cours. Ce n’est pas que j’avais hâte qu’ils finissent. C’est plutôt que l’acte d’enseigner s’inscrit souvent dans un temps défini qu’on ne peut s’empêcher de gérer. Je ne parle pas des plans de leçon chronométrés qu’on m’a déjà proposés dans un atelier de formation pédagogique. Dix minutes sur ceci, 8 minutes sur cela, retour sur l’activité pendant 5 minutes, traitement du deuxième bloc pendant 15 minutes, le tout montre en main… Je ne suis jamais parvenu à me plier à ce cadre rigide, même si je sais qu’une telle discipline est utile dans certains contextes.
Néanmoins, même les profs brouillons comme moi doivent être attentifs au temps qui passe. Exemple : je pose une question à la classe et j’attends. Combien de temps? Quelques mains se lèvent très vite, souvent les mêmes – ah, ces volontaires de la première rangée toujours pressés de partager leur point de vue sans réflexion préalable. Faut-il patienter quelques instants pour que d’autres se manifestent, pour ajouter un peu de diversité à la conversation? C’est un enjeu tellement présent dans les grands groupes que j’ai parfois explicitement demandé aux personnes présentes de ne pas lever la main avant l’expiration d’un délai de réflexion de 30 secondes. Chaque fois, j’ai ainsi pu entendre d’autres voix.
Le travail en atelier et l’approche par problèmes soulèvent des enjeux du même ordre. J’ai trouvé beaucoup de plaisir à saucissonner mon cours pour que l’apprentissage se fasse par allers-retours entre le travail en petits groupes et la séance plénière. Mais combien de temps faut-il accorder à chaque bloc? Pas assez de temps en petits groupes et la plénière devient laborieuse. Trop de temps et les petits groupes dérivent ou se mettent à discuter d’autre chose. À force d’essais et d’erreurs, j’en suis venu à configurer des problèmes qui pouvaient être débattus en moins de sept ou huit minutes, quitte à reprendre le même problème plusieurs fois en ajoutant des variables et des variations. Est-ce un ratio universel pour toutes les disciplines? Je ne saurais le dire.
Sur « les internets », comme on dit, on trouve beaucoup de références à de nébuleuses études qui établiraient la capacité d’attention moyenne des humains à un peu plus de huit secondes, alors que celle des poissons rouges serait d’environ neuf secondes. Cette estimation imposerait de passer d’une tâche à l’autre à un rythme effréné. Mais… fake news. La capacité d’attention varie en fonction de la tâche, de son degré de difficulté, de l’environnement. Pour que le travail en petits groupes fonctionne, il faut définir clairement la tâche, faire en sorte que les participants et participantes soient en mesure de la réaliser au terme de quelques efforts, fixer sa durée et revenir en séance plénière dès qu’il commence à y avoir un peu de mou dans la discussion. Il faut aussi faire le tour des groupes pour évaluer leur progression, sans trop intervenir dans la conversation. Ma règle de conduite à cet égard était calquée sur celle des meilleurs serveurs de restaurant : j’étais courtois, toujours disponible, jamais intrusif. Les serveurs qui viennent vérifier à tout bout de champ si le plat est à mon goût ou qui engagent une longue conversation avec les convives comme s’ils voulaient être invités à ma table, très peu pour moi.
« L’heure, c’est l’heure; avant l’heure, c’est pas l’heure; après l’heure, c’est plus l’heure. » Je ne me souviens plus quand j’ai entendu la première fois ce dicton usé et psychorigide attribué à Jules Jouy, mais il a marqué durablement mon rapport au temps. La ponctualité est l’une de mes règles de vie les plus importantes. J’ai toujours commencé mes cours à l’heure, sans égard aux retardataires. C’est dérangeant, les retardataires, et ils ont parfois de bonnes raisons d’être en retard, mais le respect du groupe exige que le début du cours ne soit pas fonction des contraintes des uns et des autres. De même, j’ai toujours terminé mes cours à l’heure, sans égard à l’impératif de couvrir la matière. Ici, le respect s’exprime dans le constat que mes étudiants et étudiantes ont d’autres obligations, d’autres cours, d’autres profs qui veulent commencer à l’heure. Cela dit, puisque la continuité d’une semaine à l’autre est toujours difficile à maintenir, j’ai pris l’habitude de commencer chaque cours par un petit sommaire de cinq minutes et de le terminer de la même manière. J’ai lu l’autre jour que des collègues invitent plutôt leurs groupes à énoncer eux-mêmes les éléments à retenir, en ouverture et en fermeture du cours – une bonne idée!
Mais est-il vrai que, « après l’heure, c’est plus l’heure »? Pas tout à fait. Un de mes modèles à l’Université de Montréal arrivait toujours un peu avant son cours, s’installait tranquillement et discutait de choses et d’autres avec nous à mesure que la classe se remplissait. Et il restait toujours un peu après son cours, ramassant ses affaires sans se presser pour nous donner le temps d’aller lui poser les questions qui nous taraudaient encore. Pendant la pause, il ne s’éloignait jamais beaucoup, restant disponible. J’ai adopté cette pratique, qui créait de précieux moments d’interaction. « Every moment is a teaching moment », disait mon premier doyen, un grand sage. Où qu’on soit, même en dehors de la classe, toute conversation avec un étudiant ou une étudiante est un espace d’enseignement, une occasion qu’il faut saisir.
En fin de compte, il y a beaucoup de raisons de regarder sa montre… Tempus fugit.
Daniel Jutras
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