Chers et chères membres de la communauté universitaire,
Depuis quelques semaines, l’université est dans la tourmente. On s’inquiète de ses valeurs, de la vitalité de son idéal de liberté et de sa capacité à instruire ainsi qu’à penser le monde de manière plurielle. Son courage et sa bienveillance sont tour à tour évalués. On l’accuse, on la juge, on la condamne. Les protagonistes s’agitent, s’affrontent et s’insultent. Les médias s’échauffent, les tweets s’écoulent en continu et les acteurs politiques s’insurgent. Une fois de plus, d’aucuns proposent d’encadrer l’université, de l’astreindre à des règles, de lui imposer des façons de faire qui menaceraient ce qu’elle a de plus précieux : son autonomie.
Le débat sur la liberté d’expression à l’université et sur le respect de la dignité des individus et des collectivités qui la composent s’est enlisé dans des affrontements sans nuances. Il est devenu difficile d’aborder ces questions sous l’angle serein attendu des universitaires. Conscient de ma propre identité et de la perspective comme des privilèges qu’elle me confère, je m’efforce d’observer, d’écouter, de m’informer, de rassembler les faits, de soupeser les enjeux, de remettre en question mes propres biais et de poser un regard critique et réflexif sur les solutions qu’on me propose.
J’aimerais vous inviter à me suivre dans cette démarche qui, je crois, caractérise la vie universitaire. Le temps est venu pour l’Université de Montréal d’engager une conversation libre, ouverte, respectueuse et pluraliste sur le sens de ses valeurs fondamentales de liberté d’expression, de libre discours, de pensée critique, d’accueil de l’altérité et de respect de la dignité. Comment les définissons-nous collectivement? Comment leur donnons-nous corps dans nos pratiques d’enseignement, de recherche mais aussi de socialisation sur nos campus? Au cours des prochaines semaines, des prochains mois, je convierai notre communauté à réfléchir à ces enjeux qui nous concernent tous et toutes. Je compte amorcer cette conversation dès la séance de l’Assemblée universitaire du 2 novembre.
Ces derniers jours, j’ai été invité à prendre position dans le débat actuel à différentes reprises. J’hésite à le faire. J’ai des convictions, bien entendu. Elles m’appartiennent. En les énonçant, je ne parle pas au nom de l’Université. Mais je ne suis pas dupe : mon statut de recteur leur confère indéniablement une portée qui dépasse ma personne. Conscient de ce risque, je pose néanmoins aujourd’hui les premiers mots d’une conversation que je souhaite entamer et nourrir avec vous dans un avenir proche.
J’aimerais commencer par aborder les enjeux qui nous occupent à partir de mon expérience de professeur. Comme tel, il me semble clair que ma responsabilité commence par la construction d’une relation de confiance avec les étudiantes et les étudiants qui partagent la salle de cours. Par mon intermédiaire, et celui d’autres, ils et elles accèdent au monde des idées. Dans la classe, je reste celui qui établit les paramètres de la conversation et qui fixe les conditions de possibilité d’un discours scientifique, critique et réflexif. Je me dois d’inspirer, par mon propre comportement, la conduite d’un libre débat, c’est-à-dire la discussion, l’expression de désaccords et la lente mais sûre acquisition d’une compréhension partagée des questions étudiées. Je suis au premier chef responsable du respect qui doit s’installer entre nous toutes et nous tous.
Ma salle de cours, comme l’Université, est d’abord et avant tout un lieu de liberté. Je dois pouvoir y exprimer n’importe quelle proposition, n’importe quelle idée que je suis capable de défendre rationnellement. J’accepte, en retour, de les exposer à la critique de tous ceux et celles qui participent avec moi à la conversation. Aucune n’est a priori exclue et c’est même la condition de la quête de vérité telle que je la conçois. Dans ma classe, le pluralisme idéologique reste la première règle du jeu.
La seconde, tout aussi importante, est le respect de la dignité des uns et des autres. Nul n’a le droit d’insulter, d’invectiver ou d’humilier un autre interlocuteur. Les injures intentionnelles sont bannies d’entrée de jeu, mais chacun et chacune doivent aussi être attentifs à l’effet imprévu, parfois insoupçonné, de leur propre discours sur les autres. Les mots peuvent raviver des blessures profondes, faire chavirer des trajectoires individuelles. Ils portent parfois le poids du racisme, du sexisme ou de la discrimination systémiques, encore présents dans nos institutions. Mais dans ma classe, comme à l’Université, chaque personne est responsable de ses mots et les choisit de manière à soutenir la confiance réciproque entre nous.
Je considère la parole universitaire comme libre. Aucun mot n’est interdit dans le contexte d’une recherche de la vérité et du juste. Aucun dogme, religieux ou séculier, ne saurait être soustrait à cette quête. Cette liberté, qui exclut le manichéisme et l’absolutisme, est le cœur de notre vie universitaire. Personne ne peut m’en priver. Mais elle ne doit pas occulter ma responsabilité individuelle, comme acteur du monde de l’enseignement supérieur, de réfléchir à mes pratiques pédagogiques. Surtout, cette liberté n’absout personne, étudiants et étudiantes ou enseignants et enseignantes, de la responsabilité de préserver les conditions de sérénité et de dignité de nos débats.
Voilà, sommairement exposée, la réaction que m’inspirent les controverses des dernières semaines. D’autres voix se feront entendre, je l’espère, dans la réflexion collective sur la liberté d’expression que nous amorcerons prochainement à l’Université de Montréal.
Daniel Jutras
Recteur