Au milieu des années 1980, j'ai eu le privilège de terminer mes études supérieures dans une grande université américaine. J'étais jeune, passionné par le droit constitutionnel et prêt à apprendre tout ce qu'il y avait à apprendre. Mon superviseur était l'un des plus éminents experts des États-Unis en droit public, un auteur prolifique, sage et brillant. Je ne l'ai pas vu très souvent pendant mon heureux séjour à Boston ‒ il était très occupé et avait la responsabilité de guider un grand nombre d'étudiants et d’étudiantes. J'ai souvenir qu'il portait des lunettes noires et une grosse moustache à la Groucho Marx et qu'il ne souriait pas facilement. Mais ce que je me rappelle avec le plus de clarté ‒ et de perplexité ‒, c'est qu'il se levait de sa chaise chaque fois que j'entrais dans son bureau. Nos conversations sur mon mémoire, mes lectures, mes petites victoires et mes grands doutes se déroulaient ainsi, lui debout derrière son pupitre, les mains dans les poches, et moi debout près de la porte, tentant tant bien que mal de jongler avec mes notes. C'était bien avant les tablettes et les portables. Nos rencontres étaient brèves. Elles me laissaient toujours un goût amer.
Ce n'est pas un curieux désir de joindre l'activité physique au débat constitutionnel qui expliquait cette posture bien particulière. Ni, parlant de posture, un quelconque lumbago qui le poussait à adopter la station verticale. J'ai vite compris que mes réflexions juvéniles sur le droit constitutionnel canadien n'intéressaient pas beaucoup mon professeur. La supervision debout participait plutôt d'une savante stratégie de gestion du temps et des attentes. On l'aura compris : il suffit de se lever pour qu'une conversation se termine avant même d'avoir commencé. Je ne sais pas si mon professeur avait suivi des formations destinées à assurer le succès de la supervision aux cycles supérieurs. Peut-être qu'il n'y en avait pas à l'époque. Aujourd'hui, il n'aurait plus d'excuse. À l'Université de Montréal, par exemple, on trouve de la documentation, des ressources, des guides et des offres de formation sur le site des Études supérieures et postdoctorales (voir entre autres les guides L’encadrement aux études supérieures et Ressources pour l’encadrement aux cycles supérieurs).
À la lecture de ces documents, on constate vite que l'encadrement des étudiants et des étudiantes aux cycles supérieurs est une lourde responsabilité, qui dépasse de beaucoup la transmission du savoir disciplinaire à une échelle d'expertise pointue. Il s’agit de leur apprendre non seulement à devenir des chercheurs ou chercheuses, mais en quelque sorte à se tenir debout, de saison en saison. Il faut prendre le temps de connaître la personne supervisée, ses forces et ses faiblesses, d’établir avec elle une relation interpersonnelle bienveillante (jamais intime, ni trop familière ou trop distante), d’organiser son processus d'acculturation méthodologique, de favoriser son intégration dans l'équipe ou au sein du laboratoire, d’ouvrir ses horizons conceptuels et théoriques, de formuler des attentes claires et de fixer des échéanciers raisonnables, de suivre à la trace le rythme de progression de son travail (ni trop rapide ni trop lent), de préparer sa transition professionnelle et d’avoir un œil sur sa santé mentale, physique et financière (sans pour autant adopter une posture parentale). Et toutes autres tâches connexes. Les directeurs et directrices de recherche sont des fiduciaires, au sens où l'entendent les juristes : des personnes dont on exige qu'elles agissent avec diligence et bonne foi, dans le plus grand intérêt de la personne intrinsèquement vulnérable dont elles ont la charge. Ce n'est pas une mince affaire et il ne faut jamais s'y engager à la légère ni refuser trop vite d’assumer cette responsabilité.
L'un de mes anciens collègues, aujourd'hui décédé, disait à la blague qu'on doit traiter les doctorants comme des champignons : il faut les garder dans le noir, les nourrir de détritus et les regarder s'épanouir. Mauvaise blague, reprise dans un film de Martin Scorsese ‒ évidemment. L'une de mes chansons préférées, J'apprends à me tenir debout (de David Portelance, dans une émouvante version par Fred Pellerin), illustre la chose de manière plus poétique, même si elle n'a rien à voir avec la rédaction de thèse : « C'est dans la pénombre que la lumière est belle / C'est dans le brouillard qu'une rencontre est belle / C'est dans le silence qu'une réponse est belle. » La pénombre, le brouillard et le silence. Voilà trois moteurs d'une direction de recherche qui prend la mauvaise direction. Il y en a d'autres : l'indifférence, l'inertie, le conflit d'intérêts, l'abus de pouvoir. J'ajoute ici l'arrogance de croire qu'on sait, intuitivement, comment diriger la recherche d'une autre personne du seul fait qu'on est passé soi-même par le rituel des études supérieures.
La direction de recherche, ça ne s'improvise pas. Ça s'apprend.
Épilogue. J'ai terminé mon mémoire tant bien que mal. Mon directeur de recherche l'a lu avec une attention exceptionnelle, si j'en juge par les commentaires détaillés et pertinents qui remplissaient les marges de mon texte. Il était bel et bien sage, éminent et brillant. Juste un peu trop occupé. Encore aujourd'hui, j'ai le sentiment d'avoir raté un beau rendez-vous, comme s'il était arrivé après mon départ, me laissant frustré de l'avoir attendu en vain.
Daniel Jutras
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