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Université de Montréal

Vous vous souviendrez de moi

De l’importance de retenir les noms de ceux et celles à qui l’on enseigne.

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Dans : Blogue

L’étudiant dans la troisième rangée qui vient de lever la main, comment s’appelle-t-il déjà? Louis Beaulieu? Non… Louis Béliveau, je crois. Et cette étudiante au fond de la classe, qui n’est jamais intervenue, mais qui remue sur son siège… Elle est prête à dire quelque chose. Quel est son nom : Sarah, Sonia, Anya?

 

J’ai récemment vu le film Tu te souviendras de moi, qui m’a ramené 30 ans en arrière. Ce drame d’Éric Tessier, adapté d’une pièce de François Archambault, s’ouvre sur le souvenir d’un vieux professeur. C’est le premier jour du trimestre et aussi le premier jour de sa jeune carrière d’enseignant. Avant de commencer son cours, il se fait un point d’honneur d’apprendre le nom de chaque personne dans la classe… jusqu’à ce qu’il s’aperçoive qu’il n’est pas dans la bonne salle. Je souris. Il n’y a pas beaucoup d’autres occasions de sourire, au visionnement de cet excellent film, parce que le vieux professeur en question est atteint de la maladie d’Alzheimer. Dans une performance magistrale, Rémy Girard traduit en touches fines et délicates la douleur insoutenable, résignée ou épouvantée, mais toujours profonde, de celui dont la mémoire s’efface peu à peu.

 

Le film m’a ramené en arrière parce que je me suis toujours efforcé d’apprendre le nom de ceux et celles qui intervenaient dans mes cours. Peu importe la taille du groupe, du petit séminaire avancé jusqu’au cours en grand amphithéâtre. J’abordais la tâche en petites bouchées, 5 ou 10 noms appris à chaque séance, jusqu’à ce que les seules personnes exclues de mon carnet de contacts mental soient celles qui choisissaient de demeurer en marge du cours, dans un silence volontaire et définitif.

 

Apprendre le nom des étudiants et des étudiantes est à la portée de n’importe quelle personne qui enseigne lorsque les conditions sont réunies. Ce qui n’est pas le cas lorsqu’ils sont 500 dans une classe. Les cours ne se prêtent pas tous non plus à une interaction récurrente ou à un dialogue soutenu. Et des collègues ont, pour une raison ou pour une autre, beaucoup de mal à retenir les noms.

 

Quand on y parvient, les avantages sont immédiats. Je ne connais personne qui ne souhaite pas être reconnu comme un être humain unique. Être appelé par son nom dans un cours, c’est exister à part entière. C’est être visible, entrer dans un lieu où l’on ne peut pas se cacher et d’où l’on ne peut pas être exclu. Porter un nom en classe, c’est devenir un interlocuteur et endosser avec les autres locuteurs et locutrices la responsabilité du discours. Le climat d’apprentissage en est inévitablement transformé. Mon expérience subjective me fait dire que les étudiants et les étudiantes s’engagent davantage dans les cours où on les appelle par leur nom. La confiance mutuelle s’installe plus rapidement. La participation en classe est plus facile, les échanges plus nombreux, les débats plus respectueux, la discussion plus inclusive.

 

Les moyens d’y arriver sont nombreux. On peut faire l’appel des noms ou prendre les présences ‒ mais ce sont des pratiques d’un autre temps. On peut inviter chaque personne qui intervient à se nommer avant de parler, jusqu’à ce qu’on ait mémorisé son nom. Ou demander à chacune d’inscrire son nom sur un petit carton déposé sur le pupitre ou encore (comme on le voit parfois dans les films américains) proposer aux étudiants et étudiantes de s’asseoir toujours au même endroit et se bricoler un aide-mémoire de leur position dans la classe (avec ou sans trombinoscope ‒ quel mot délicieux!). Peu importe la façon. Je croise encore des personnes auxquelles j’ai enseigné il y a 20 ou 30 ans. Je ne me rappelle pas toujours leur nom. Mais la plupart d’entre elles se souviennent de moi et surtout du sentiment, bien qu’indéfini (la solidarité? la responsabilité? la communauté?), ressenti dans mon cours où personne n’était anonyme.

 

Reste la question du comment. Prénom ou nom de famille? Tutoiement ou vouvoiement? La réponse me semblait évidente à l’époque. J’ai commencé à enseigner à l’âge de 24 ans. Plusieurs étudiantes et étudiants dans ma classe étaient plus âgés que moi. Je n’étais pas très sûr de moi… J’ai donc opté pour le nom de famille et le vouvoiement, histoire de créer une distance relationnelle, un rapport de pouvoir, sinon une armure pour protéger mon égo fragile. On se serait cru à la caserne! Avec le temps, la confiance, le statut moins précaire et l’âge plus avancé, je suis passé aux prénoms, souvent plus faciles à retenir. Mais je n’ai jamais abandonné le vouvoiement. Formalisme suranné? Marque de politesse? Je souhaitais surtout que les personnes dans ma classe me vouvoient, ce qui m’imposait la réciproque ‒ l’asymétrie du prof qui tutoie à qui mieux mieux, mais exige le respect parfois factice attaché au vouvoiement me semble toujours inacceptable.

 

La question demeure complexe, comme tout ce qui concerne les relations humaines. L’usage du vous, du tu, des noms, prénoms et pronoms est constitutif de nos identités. Il s’inscrit dans un contexte coloré par l’âge, le sexe et le genre, les rapports de pouvoir, les origines socioprofessionnelle et culturelle, la classe sociale et le contexte d’énonciation plus ou moins officiel. Toute personne qui enseigne devrait s’intéresser aux multiples nuances de ces usages ainsi qu’à leur effet sur le climat d’apprentissage. #sociologiedelaclasse

 

Si vous me croisez sur le campus, appelez-moi Daniel.

 

Daniel Jutras

 

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